Invention de la tradition : le rugby et le vin géorgien


La valorisation du secteur viticole en Géorgie trouve souvent sa référence dans le passé historique du pays. Le fait que la méthode traditionnelle de vinification se fait connaitre à l’extérieur a renforcé le lien entre la viniculture et le passé du pays. Aujourd'hui, la mystification du passé de la viticulture et le souvenir nostalgique des faits historiques sont de plus en plus forts. Cette mystification est devenue intéressante et séduisante pour les auteurs étrangers modernes. Dans leurs travaux sur la viniculture géorgienne, nous trouvons constamment des histoires sur la façon dont l'ennemi détruisait le symbole de la Géorgie chrétienne – la vigne et les vignobles ; cependant, les auteurs ne mentionnent pas que la vigne a été détruite non seulement en tant que symbole spirituel des Géorgiens, mais surtout en tant que ressource économique forte du pays.

La valorisation de la viticulture a fait de la reconnaissance des traditions géorgiennes une sorte de fierté nationale. Cela a conduit au fait que même les domaines qui ne se trouvent pas à proximité de la viniculture essaient de trouver ou inventer un lien artificiel avec la vinification, en tant que tradition. Ainsi apparaissent quelques exemples de « l’invention de la tradition »d’un concept rendu populaire par Eric Hobsbawm. D’après celui-ci, dans certains cas une « tradition » est délibérément inventée et construite par un innovateur singulier[1]. Ici, nous aimerions développer un tel exemple en lien avec un domaine aussi éloigné du vin, comme le sport. 

 

 

 Le maillot des rugbymen géorgiens
(c) worldsport.ge

 

En 2013, Levan Vasadze, un homme d’affaires géorgien, ex-rugbyman, propose à la Fédération géorgienne de rugby de mettre un nouveau symbole sur le maillot des joueurs : un sarment de vigne[2]. D'après Vasadze, les Géorgiens, depuis les temps anciens, lorsqu'ils partaient en guerre portaient sur le dos un sac en tissu avec un sarment de vigne à l’intérieur ; ainsi, les soldats morts au combat pouvaient se sacrifier non seulement pour la liberté de leur patrie, mais aussi s'ancrer dans la terre en y apportant les sarments de vigne. Quelques années plus tard, une vigne aurait poussée sur le champ de bataille, marquant ainsi pour les générations futures le lieu de décès des guerriers morts pour la patrie ; les jeunes qui auraient participé à la vendange des vignes qui en sont issues, tisseraient alors un lien particulier avec leurs pères décédés. Malgré le fait qu'aucune source écrite ou orale, historique ou ethnographique, aucune légende ne soit connue qui comporterait cette histoire, ce récit est vite adopté et s'est établi avec une rapidité surprenante. Depuis, des sarments de vigne sont brodés au dos des maillots des rugbymen (depuis 2021 les joueuses de rugby sont aussi autorisées à porter les sarments de vigne sur leur maillot[3]).

Il est surprenant de voir que le monde du rugby, ou du sport en général, ressent le besoin d’adopter un tel récit. Le jeu géorgien de « lélo » étant considéré comme l’ancêtre du rugby, il est possible que les acteurs du rugby aient eu besoin de renforcer leur appartenance à la nationalité et aux traditions géorgiennes par un récit sur la vigne, car la Géorgie se considère en tant que berceau de la viticulture[4] et d’après Hobsbawm, l’invention des traditions est essentiellement un processus de ritualisation caractérisé par la référence au passé[5]. Ce récit inventé par une seule personne, comporte des messages importants comme l’amour envers la patrie, la bataille pour sa défense, et la vigne apparait en tant que lien transmissible du père mort vers le fils – l’enfant, qui cueillera le raisin « rempli » du sang de son père afin de fabriquer le vin. N'oublions pas que d'après la théologie chrétienne, dans l'Eucharistie, le vin représente le Sang du Christ.

Par ces messages portés sur l’identité nationale cette « tradition inventée » arrive à s’ancrer dans les coutumes au cours d’une période très brève. Souvent, elle est considérée comme un véritable fait historique, et déclinée en nouvelles versions – les guerriers géorgiens remplissant leurs poches par les pépins de raisin avant d’aller en guerre[6].

Ce lien surprenant entre le sport et le monde vinicole ne s’achève pas ici. Le 1er février 2017, la Fédération géorgienne de rugby présente les tenues officielles de couleur rouge sombre[7] avec le slogan : « le vin est notre couleur »[8]. On voit ici clairement comment le vin peut être un produit démuni de sa signification initiale en tant qu’alcool. 

 

Pour citer : A. Cheishvili, "Quels risques dans la valorisation du patrimoine vitivinicole : le cas de la Géorgie". In : La sublimation patrimoniale du vin et des régions viticoles. Sous la direction de Bernard Cherubini et Christelle Pineau. 2023



[1] Eric Hobsbawm. Inventer des traditions. In : L’invention de la tradition. Sous la direction de Eric Hobsbawm et Terence Ranger. Nouvelle édition augmentée. Editions Amsterdam. Paris 2012. p. 31

[3] https://rugby.ge/სამოტივაციო-შეხვედრები-7/ [consulté le 02-03-2022]

[4] Georgia the Cradle of Viticulture. Scientific Editor: David Lordkipanidze. Georgian National Museum, 2017

[5] Eric Hobsbawm. op. cit., p. 30

[6] Andrew Jefford. Why Georgian wine matters so much. La conférence donnée le 11 février 2020 à l'occasion de « Wine Paris 2020 ».

[7] https://netgazeti.ge/news/170835/ [consulté le 02-04-2022]

[8] ღვინო ჩვენი ფერია [Gvino chveni peria].

Commentaires